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En Corse, colères et fantasmes

En Corse, colères et fantasmes rendent la situation explosive
23 août 2016 | Par Ellen Salvi pour Médiapart

Au lendemain des affrontements du 13 août à Sisco, dans le Cap Corse, des slogans racistes et xénophobes ont été scandés dans un quartier populaire de Bastia, comme en décembre à Ajaccio. Après l’attentat de Nice, la situation sur l’île est des plus tendues. Les responsables nationalistes tentent de calmer les esprits, mais voient la situation leur échapper un peu plus chaque jour.

      
 

 

De notre envoyée spéciale en Haute-Corse.– Sur le bas-côté de la route qui surplombe la petite crique de Sisco (Haute-Corse), les stigmates des affrontements qui ont secoué l’île pendant une semaine se résument à peu de chose : une large tache d’huile sur le bitume, un mélange de cendres et de terre, un panneau de circulation laissé à l’abandon et une odeur de caoutchouc brûlé. C’est ailleurs qu’il faut chercher les traces de ce qui s’est passé depuis le samedi 13 août. Remonter bien avant cette date. Et tenter de comprendre comment une bagarre, aussi violente soit-elle, a pu prendre une ampleur nationale, en se laissant contaminer par les clichés des uns et les fantasmes des autres.

 

La crique de Sisco, dans le Cap Corse. © ES La crique de Sisco, dans le Cap Corse. © ES

 

D’abord, exposer les faits tels que les premiers éléments de l’enquête permettent de le faire. Ce fameux samedi, onze membres d’une même famille s’installent sur une petite plage de galets située à la sortie du village de Sisco, en contrebas de la départementale 80. Un espace réduit, difficile d’accès et invisible aux yeux des conducteurs qui filent en direction de Bastia ou du Cap. Parmi eux, quatre frères de nationalité marocaine. Deux d’entre eux résident dans les alentours de Bastia et un troisième est venu d’Espagne pour les vacances. On ne sait aujourd’hui pas grand-chose sur le quatrième, sinon qu’il est en situation irrégulière et qu’il a pris la fuite après avoir donné une fausse identité aux enquêteurs.

Avec trois femmes – dont deux portent le voile et une, Colombienne, non – et quatre mineurs, ils pique-niquent, se baignent. Bref, passent une journée à la plage. Dans une volonté de « privatiser » cette dernière, selon les mots du procureur de Bastia Nicolas Bessone, ils ont déposé sur la route un panneau d’interdiction de circulation qui, dans les faits, n’empêche nullement le passage. Preuve en est : les problèmes commencent lorsqu’un couple de touristes s’installe à son tour dans un coin de la crique. Regards inquisiteurs, jets de pierres... Ils ne sont clairement pas les bienvenus.

Les enfants qui accostent un peu plus tard leur canoë kayak sur les rochers ne le sont guère plus. Selon une source proche de l’enquête, ils s’amusent à plonger dans l’eau en criant « Allah bordage » et « Allah akbar ». Les esprits s’échauffent, des pierres sont de nouveau lancées, le ton monte et se fait de plus en plus menaçant. Arrive alors un touriste belge qui, depuis la corniche, prend des photos de la mer, selon les uns, des femmes voilées, selon les autres. Les hommes de la famille marocaine l’invectivent. Et c’est à ce moment qu’entrent en scène une dizaine d’adolescents de Sisco, qui ont l’habitude de se retrouver là tous les après-midi.

Échanges de mots et menaces. L’un des jeunes Siscais lance un léger « ferme ta gueule » à un homme de la famille marocaine, lequel se rue vers lui, un couteau de cuisine à la main, et l’intimide, toujours selon les mots du procureur, en lui « tapotant » la tête avec le manche. D’après les nombreux témoignages recueillis au cours de l’enquête – une quarantaine de personnes ont été auditionnées –, les amis de l’adolescent auraient été contraints de ne pas bouger, sous la menace de pierres que tenaient à la main d’autres membres de la famille. « La scène est violente, mais surtout très humiliante », souligne une source proche du dossier.

 

© ES © ES

 

La suite est connue. Les jeunes de Sisco préviennent le père de l’adolescent, lequel se rend sur place accompagné de deux ou trois amis, avant d’être à son tour molesté, puis blessé par la flèche d’un fusil-harpon tirée par l’un des Marocains. On aperçoit cette arme, ainsi qu’une batte de base-ball, sur l’une des vidéos versées au dossier. Bientôt, le groupe est rejoint par des dizaines de personnes du village. Les gendarmes forment un cordon de sécurité entre les deux groupes, la route est complètement bloquée.

« Pendant deux heures, on assiste à une véritable scène de guerre », poursuit une source judiciaire. Les gens se frappent, s’insultent, « quelqu’un essaie de jeter l’un des hommes d’origine maghrébine par-dessus bord ». Trois voitures sont brûlées d’un côté, des pneus sont crevés de l’autre. Une enquête préliminaire distincte, portant sur les atteintes aux biens, est d’ailleurs toujours en cours. Le 15 septembre, cinq personnes – trois des frères marocains et deux Siscais – seront jugées au tribunal de Bastia pour violence en réunion, avec armes dans le cas des premiers.

Le 18 août, après le renvoi du procès, seul l’un des frères a été placé en détention provisoire, compte tenu de son implication centrale dans les faits et de son casier judiciaire chargé (il a été condamné à sept reprises, dont la dernière fois en 2010 à Valenciennes [Nord] pour trafic de stupéfiants). Au regard de leur casier vierge ou bien moins lourd (un autre membre de la famille marocaine a également été condamné pour outrage et rébellion, tandis que l’un des deux Siscais l’a été pour chantage en 2005), tous les autres prévenus ont été libérés sous simple contrôle judiciaire.

 

 

Face au déferlement médiatique et politique qui a suivi les affrontements, le procureur de Bastia s’est employé à ramener cette affaire « lamentable » à sa juste mesure. Selon lui, les membres de la famille marocaine ont bien été à l’origine des événements. Il y a bien eu des incidents, des échanges d’insultes, une agression et une « riposte grégaire » de la part des villageois. Il y a aussi eu beaucoup de mensonges, d’interprétations hasardeuses et de raccourcis. « On a tordu ce dossier sans le connaître dans tous les sens, regrette Rosa Prosperi, l’avocate des prévenus siscais. D’un côté comme de l’autre, on a interprété des choses sans rien savoir. » D’ailleurs, toutes les versions livrées aux journalistes ont porté leur lot de contrevérités.

Ce samedi 13 août, dans la crique de Sisco, il n’y avait ni burkini, ni burqa, ni machette, comme l’avaient pourtant affirmé certains témoins. De même, les membres de la famille marocaine n’ont pas décidé de « partir pour ne pas faire de vagues », comme l’assurait l’un des frères à Mediapart. Malgré leurs dénégations, ils ont bel et bien utilisé un fusil-harpon, une batte de base-ball et des pierres. Pour le procureur de Bastia, les choses sont claires : « Dans cette affaire, il n’y a pas des horribles radicalisés contre des méchants racistes. » Réduire les affrontements à cette seule dichotomie n’aurait pas de sens. Les inscrire dans un temps plus long, regarder dans quel climat ils ont surgi et quel effet boule de neige ils ont provoqué, en a en revanche beaucoup plus.

« Les Corses n’accepteront pas ce qui se passe ailleurs »

Les affrontements de Sisco sont survenus dans « un contexte de tension », rappelle à Mediapart Gilles Simeoni, président nationaliste du conseil exécutif de Corse. L’île a été particulièrement touchée par l’attentat perpétré à Nice le 14-Juillet, du fait de sa proximité géographique et des nombreux liens qu’elle entretient avec cette voisine continentale. La peur, déjà perceptible après les tueries de 2015, s’en est vue renforcée. La méfiance et la paranoïa aussi. C’est ce moment que le « FLNC du 22 octobre », branche minoritaire du mouvement nationaliste, a choisi pour publier un communiqué, dans lequel il assurait avoir déjoué un attentat un mois plus tôt et prévenait que « toute attaque contre [leur] peuple connaîtrait une réponse déterminée sans aucun état d’âme ».

 

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Tout en appelant à « la vigilance et au calme », le groupe demandait aux « musulmans de Corse » de « résister avec [eux] pour vaincre les fanatiques islamistes sanguinaires » et leur recommandait de « prendre position », notamment en « n’affichant pas de signes religieux ostentatoires (burqa, nikab…) qui marquent l’éloignement plus que le rapprochement culturel nécessaire au vivre ensemble ». Le texte de cinq pages revenait également sur les manifestations racistes observées à Ajaccio au mois de décembre, après l’attaque violente d’un camion de pompiers, dans le quartier populaire des Jardins de l’Empereur.

 

« Le doute n’a pas sa place dans cette affaire[toujours en cours d’instruction – ndlr], il s’agissait bel et bien d’une stratégie mise en place depuis plusieurs jours, voire plusieurs semaines auparavant pour tester la réaction du peuple corse, indiquait le communiqué. L’agression de nos soldats du feu a été orchestrée par quelques pseudo-penseurs malfaisants aidés de petites crapules sans envergure. Cela nous a permis de comprendre la volonté des salafistes qui est clairement de mettre en place chez nous la politique de Daech. »

Nombreux sont ceux, sur l’île, à s’inquiéter de ces « prêcheurs de la mort […] qui cherchent à enrôler la jeunesse vers l’abîme du fanatisme », pour reprendre encore les mots du « FLNC du 22 octobre ». Dans les conversations, il est souvent question de « ce temps révolu où tout le monde vivait en harmonie », mais aussi de ce « récent moment de bascule » où des voiles sont apparus, à les en croire, sur la tête de toutes les jeunes femmes musulmanes. Ils parlent également des renoncements de « l’État français » qui a accepté de faire disparaître, pêle-mêle, « le porc des cantines, les crucifix des hôpitaux, les crèches des écoles et les “Joyeux Noël” des luminaires de fin d’année ».

« Il y a quelque chose de nouveau. Est-ce qu’on va faire semblant de ne pas le voir ? Les Corses n’accepteront pas ce qui se passe ailleurs », affirme à Mediapart le président de l’assemblée territoriale, Jean-Guy Talamoni, avant de citer en exemple ce jour de juillet où six prédicateurs « venus du continent », présentés comme des salafistes piétistes – une mouvance islamiste radicale mais quiétiste –, ont été chassés d’une plage près de L'Île-Rousse, où ils tentaient de faire une prière. « Même les représentants du culte musulman n’en voulaient pas sur l’île, poursuit l’élu indépendantiste. Ici, l’islam est bien accueilli, mais nous ne voulons par des salafistes. Ils déstabilisent notre société en portant des idées contraires à nos valeurs. »

 

“Les salafistes dehors”, inscription sur un mur de Bastia. © ES “Les salafistes dehors”, inscription sur un mur de Bastia. © ES

 

Fin juillet, à la suite des attentats de Nice et de Saint-Étienne du Rouvray, la majorité nationaliste de l’assemblée territoriale votait, de concert avec la droite et la gauche, une résolution sur « la sécurité publique et l’intégrisme islamique en Corse », réclamant à l’État « la fermeture immédiate des lieux de culte ou de réunion constituant des foyers de radicalisation avérés ou dans lesquels sont tenus des discours de haine créant un climat favorable à la violence ». Pourtant, si l’on en croit les chiffres publiés dans Corse-Matin début août, 40 personnes ont fait l’objet d’investigations sur une éventuelle radicalisation depuis novembre 2015, « sans qu’aucune menace réelle n’ait été détectée ».

Dans ce même article, le quotidien soulignait à quel point la « psychose »s’était installée sur l’île, où une vingtaine de déclarations pour soupçons de terrorisme ont été transmises aux services de police et de gendarmerie depuis mi-juillet. « Le problème, ce sont les rumeurs qui nous arrivent, nécessairement amplifiées par le bouche à oreille », regrettait alors le procureur d’Ajaccio, Éric Bouillard. Le problème, surtout, c’est cette faculté qu’ont certains responsables politiques de s’emparer de ces rumeurs pour les transformer en vérités.

Les affrontements de Sisco n’ont de toute évidence rien à voir avec une quelconque forme de radicalisation. Et pourtant, dès le lendemain des faits, la fédération LR (ex-UMP) de Haute-Corse se fendait d’un communiqué pour dénoncer la présence – on le sait aujourd’hui, fantasmée – de burqas dans la crique. Dans la foulée, une dizaine de maires corses emboîtaient le pas à l’édile de Sisco en prenant des arrêtés antiburkinis, sans jamais avoir vu l’ombre d’un tel vêtement sur leur commune. Contaminée par le débat continental qui a échauffé les esprits tout l’été, l’île a suivi le mouvement. Et s’est finalement coulée dans ce moule français qu’elle dénigre le reste du temps.

 

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Dans ce mélange de peur, de fantasmes et d’instrumentalisation, tout se confond. Ainsi, le 30 juillet, l’évasion d’un prisonnier (ni fiché ni surveillé) « agite la crainte terroriste », titre Corse-Matin. Le 10 août, le quotidien affiche en une « Islamistes, nationalistes fichés à la même enseigne », entretenant ce sentiment d’injustice que partage une grande partie de la population vis-à-vis des institutions françaises qui qualifient de « terroristes » des militants que beaucoup, ici, considèrent comme des « prisonniers politiques ».

 

Dans un tel contexte, les affrontements de Sisco ont agi comme un détonateur. Les habitants de cette petite commune du Cap le jurent : ils auraient eu les mêmes réactions s’il s’était agi « de Corses, d’Italiens ou de Polonais ». « Si ça avait été des petits Blancs, ça aurait été la même chose et personne n’en aurait parlé ! » veut également croire le président du collectif antiraciste Ava Basta, Joseph Maestracci. « C’est pour cela que le communiqué instantané de Cazeneuve nous a énervés, raconte Pascal Rossi, berger à Sisco et militant nationaliste de Corsica Libera. Tout de suite, on a voulu présenter ce qui s’était passé comme une altercation entre Corses et Maghrébins, alors que c’était une agression à laquelle on a répondu. Quand on embête un petit, on le défend. »

« Les Siscais et leur entourage ne sont pas du tout racistes, pour la simple et bonne raison qu’ils vivent avec des Maghrébins », insiste Jean-Guy Talamoni qui, comme Gilles Simeoni, a rapidement affiché son soutien aux deux prévenus corses. « Leur réaction était inévitable. Faut-il accepter que des gens frappent d’autres gens ? Nous saluons la capacité de réactivité des Corses. Si partout en Europe on agissait de la même façon, tout le monde se porterait mieux. » « La société de proximité dans laquelle nous vivons[la Corse compte 320 000 habitants, dont 22 000 étrangers – ndlr] crée ce type de logiques de soutien », ajoute Simeoni.

« Une conception très personnelle de la justice »

« Coup de sang », « riposte grégaire », « simple mouvement de solidarité », « réponse inadaptée », « démonstration qu’ici au moins on a des couilles et qu’on ne se laisse pas faire »… Chacun a sa propre interprétation de la façon dont les habitants de Sisco ont réagi le samedi 13 août. Si la mise en cause des deux Corses dans l’affaire a été mal perçue par une partie de la population, le procureur de Bastia a toutefois été très ferme sur le sujet. Ici, comme ailleurs, l’État de droit interdit la justice privée. Mais ici, comme nulle part ailleurs, le mythe de la vendetta est encore fermement inscrit dans certains esprits.  

Référence absolue sur l’île, Pasquale Paoli, rédacteur de la Constitution corse de 1755, avait pourtant instauré la « justice paoline », un système particulièrement répressif sur ce point, puisque toutes les personnes ayant commis des actes de vendetta étaient purement et simplement condamnées à la peine de mort.

Mais les temps ont changé et l’histoire du mouvement nationaliste, ainsi que l’apparition d’intérêts mafieux, ont inversé la donne. « La justice a souvent été perçue comme inéquitable et extérieure à la Corse, souligne Gilles Simeoni. Au regard de notre histoire, il ne faut pas s’étonner que les Corses n’aient pas confiance dans les institutions judiciaires. » En témoigne encore le dernier communiqué du « FLNC du 22 octobre » qui posait clairement l’équation suivante : puisque « l’État français » ne nous protège pas contre les terroristes, c’est à nous de le faire.

 

Ce qu’il reste des voitures brûlées à Sisco, le 13 août. © ES Ce qu’il reste des voitures brûlées à Sisco, le 13 août. © ES

 

Cette « vérité de la société insulaire » peut se transformer en véritable casse-tête. « Les Corses veulent régler leurs problèmes tout seuls, glisse une source judiciaire. Tout a un sens dans les actes. Quand un homme vient porter plainte parce que sa voiture a été brûlée, il faut garder en tête que cela peut être plus grave qu’une simple atteinte aux biens. Car, dans de nombreux cas, c’est aussi une façon de lui signifier que sa vie est en danger. » Pourtant, pour assurer l’égalité de droit, ce dernier doit continuer à s’exercer sur l’île selon le même code pénal que celui du continent. C’est aussi la raison pour laquelle les autorités ont voulu, malgré la colère de la population, donner une réponse judiciaire aux actes de violence des Siscais. D’où la crainte de certains de voir les choses dégénérer de nouveau lors du procès, le 15 septembre.

Vantées par la majeure partie de la population insulaire, y compris par les politiques et les éditorialistes locaux, ces « logiques de soutien » et cette vision toute personnelle de la justice entraînent invariablement des dérives. Car après les affrontements de Sisco, ce sont bien des slogans racistes et xénophobes qui ont été scandés dans les rues de Bastia et particulièrement le dimanche 14 août, dans le quartier populaire de Lupino, encore très mixte et à des années-lumière de l’image que l’on peut se faire d’une cité. C’est là, sur les hauteurs de la ville, avec une vue imprenable sur la Méditerrannée, que nous croisons Abdel*, 36 ans, une semaine après les événements. En tirant nerveusement sur sa clope, il nous indique le chemin qu’ont emprunté les quelque 200 personnes qui ont déferlé ce jour-là dans son quartier en scandant « Arabi fora ! [les Arabes dehors !] » et « On est chez nous ! ».

« Tout le monde a couru chez soi pour se calfeutrer, raconte-t-il, inquiet qu’on puisse l’apercevoir au côté d’une journaliste. On entendait : “Sortez ! On va vous tuer !” C’était très choquant. J’en ai reconnu certains. J’ai même vu des voisins à qui je dis bonjour tous les jours descendre pour se mêler à la foule. »Abdel garde en mémoire les trois jours de « ratonnades » qui avaient secoué la ville d’Ajaccio au mois de décembre, dans un quartier sensiblement identique au sien. Il ne comprend toujours pas comment cela a pu se produire à Bastia, selon le même modus operandi. Qui plus est dans un quartier où la plupart des habitants assurent n’avoir jamais été victimes de racisme.

 

Dans le quartier de Lupino, sur les hauteurs de Bastia. © ES Dans le quartier de Lupino, sur les hauteurs de Bastia. © ES

 

La manifestation bastiaise, présentée comme pacifique, ressemble à s’y méprendre à celle d’Ajaccio. Tout commence par un rassemblement de soutien organisé dans le centre-ville (devant la préfecture pour Ajaccio, place Saint-Nicolas à Bastia). Au bout de quelques heures, une partie du groupe se détache pour se diriger vers un quartier populaire, où chacun sait que résident de nombreux habitants issus de l'immigration (les Jardins de l’Empereur pour Ajaccio, Lupino pour Bastia). L’objectif assumé de ces marches ? « Donner une leçon », « aller s’expliquer d’homme à homme », avec ceux qui s’en sont pris aux « soldats du feu » à Ajaccio et au « petit du village » à Bastia.

« On s’est dirigés vers Lupino parce que l’un des mecs avait dit qu’il était de là-bas et qu’on pouvait venir le chercher », explique l’un des manifestants du 14 août, avant de reconnaître n’avoir croisé que des gens qui n’avaient rien à voir avec ce qui s’était passé à Sisco. Ce jour-là, le cortège de colère est pourtant remonté jusqu’à l’hôpital de Bastia, où au moins un membre de la famille marocaine avait été héliporté. Ils ont évidemment trouvé porte close, après s’être vu rappeler quelques principes de base de l’assistance publique.

D’après le témoignage d’un commerçant du quartier, une poignée d’hommes a tout de même trouvé le moyen de prendre à partie deux clients « d’origine maghrébine », qui attendaient, attablés à une terrasse voisine, l’accouchement de leur femme . « Ils les ont encerclés en leur criant : “Rentrez chez vous, on ne veut pas de vous ici.” Les deux ne comprenaient rien, ils n’avaient même pas entendu parler de la bagarre de la veille. Ils ont essayé des les calmer en leur disant qu’ils étaient désolés, mais qu’ils n’étaient pas responsables. L’un d’eux s’est même levé pour embrasser le front d’un manifestant en signe de respect, mais les Corses ne connaissent pas la signification de ce geste, ça a été très mal pris. »

Le groupe a fini par se disperser en milieu de journée. D’après les témoignages recueillis sur place, aucune violence physique n’a été exercée ce jour-là et il n’y a pas eu de dégradations comme cela avait été le cas à Ajaccio, où une salle de prière musulmane et la terrasse d’un kebab avaient été saccagées. Il n’en demeure pas moins que cette marche aux relents xénophobes a choqué plus d’une personne, sans pour autant faire l’objet de grands débats sur l’île. « Ce qui s’est passé à Lupino est inacceptable. Rien ne justifie cela !s’agace le président du collectif antiraciste Ava Basta, Joseph Maestracci. Mais dans cette foule, il y avait sans doute 50 loups qui savaient ce qu’ils cherchaient, les autres n’étaient que des suiveurs... »

« La situation est instable et complexe »

Jean-Guy Talamoni et Gilles Simeoni condamnent eux aussi ces manifestations, dans lesquelles, disent-ils, « on trouve de tout », mais surtout des « personnes qui veulent attiser les tensions et qui profitent de la situation pour le faire ». Dans le viseur des élus nationalistes : la galaxie de groupuscules locaux d’extrême droite qui se structurent sur les réseaux sociaux, où ils vomissent leur haine de l’autre en général et des musulmans en particulier. Ici, le succès du Front national reste encore circonscrit. Et pourtant, le parti de Marine Le Pen enregistre, élection après élection, des scores toujours plus importants.

 

Gilles Simeoni et Jean-Guy Talamoni. © Facebook/Gilles Simeoni Gilles Simeoni et Jean-Guy Talamoni. © Facebook/Gilles Simeoni

 

Après les affrontements de Sisco, comme ce fut déjà le cas lors des événements d’Ajaccio, l’ensemble de l’extrême droite française a applaudi la réaction des Corses. Les réseaux sociaux ont été de nouveaux envahis de hashtags #OnEstChezNous ou #StopIslam, certains profitant des prises de position des responsables nationalistes – qui ont soutenus les Siscais donc, et continuent, de façon générale, de défendre une « Corse aux racines chrétiennes » – pour justifier les paroles et les actes les plus xénophobes sur fond de blessures identitaires.

L’idéologie nationaliste s’est construite autour de l’idée selon laquelle le « peuple corse » serait minoré et opprimé par « l’État français ». Dans sa lutte culturelle, politique, mais aussi économique et médiatique, contre ce qu’il qualifie de « colonisation », le mouvement a exacerbé la question de l’identité jusqu’à se retrouver devant une problématique quasi insoluble : faire tenir ensemble l’idée d’un peuple constitué autour d’un modèle bien spécifique et celle de l’acceptation de l’autre, de sa culture et de ses différences.

Il y a du racisme en Corse, comme partout ailleurs. Mais, ici, il se nourrit d’ingrédients qui n’existent pas sur le continent. Il faut pour le comprendre évoquer les tags « Arabacci [sales Arabes] » ou « Pinzutacci [sales Français] » qui fleurissaient sur les murs dans les années 1980. Se souvenir que le FLNC avait revendiqué en 1986 l’assassinat de deux Tunisiens à Ajaccio. Rappeler, comme le faisait un ancien du mouvement sur Mediapart en janvier dernier, que les campagnes « a droga basta [stop à la drogue] » et « a droga fora [la drogue dehors] » avaient été imaginées par les nationalistes « dans le seul but de justifier des crimes xénophobes ».

Penser également à la vague d’attentats à la bombe et autres exactions racistes perpétrés au début des années 2000 par deux groupes d’extrême droite nationalistes (Resistenza corsa et Clandestini corsi). Ne pas fermer les yeux sur un discours aux accents essentialistes. Dire tout cela et tenter d’expliquer la nature du racisme en Corse, c’est prendre le risque d’être immédiatement taxé de « raciste anticorse ». Et pourtant, nier cette histoire est tout aussi absurde que de prétendre que tous les insulaires sont friands de ratonnades.

Oui, il existe en Corse des personnes comme le maire du petit village de Guarguale (Corse-du-Sud), Charles-Antoine Casanova, membre de la liste d’union de la droite pour les régionales de 2015, qui sont capables d’inviter l’édile de Sisco à « prendre toutes les mesures nécessaires afin d’exclure définitivement de sa commune tous les Maghrébins et leurs familles ». Tout comme il existe évidemment des personnes qui appellent à l’apaisement. C’est par exemple le cas de Mohamed Ouahou, porte-parole d’InterMed, une association de médiation qui milite en faveur de la « non-violence » et qui fut à l’initiative d’une marche de paix organisée après les attentats de Nice et de Saint-Étienne-du-Rouvray.

 

Mohamed Ouahou. © ES Mohamed Ouahou. © ES

 

Avec d’autres, cet habitant de Lupino a tout fait pour que la manifestation du 14 août ne dégénère pas davantage. « En comprenant ce qui se passait, les militants associatifs ont appelé tout le monde pour que les jeunes restent chez eux. En Corse, nous vivons en harmonie et nous ne voulons pas que cela change », dit-il. « Nous vivons en harmonie, c’est vrai, mais la tête baissée », précise Samia*, une habitante du quartier qui « comprend la colère des Corses ». « Le Maghrébin, ici, ça bouge pas. C’est pas comme sur le continent. On connaît les Corses, ils ont le sang chaud, ils défendent leur terre, c’est normal. »

Paroxysme de l’assimilation, une partie de la population d’origine immigrée, installée sur l’île depuis plusieurs décennies, a fini par intégrer les revendications des insulaires et à justifier leur besoin de marteler qu’ils sont « chez eux ». « C’est vrai que le Corse est chez lui en Corse », nous a-t-on asséné à maintes reprises. Certes. Mais exprimée dans un tel contexte, la formule n’a plus rien à voir avec son acception première. Gilles Simeoni en convient d’ailleurs parfaitement : « Je ne me reconnais pas dans les “On est chez nous” lorsqu’ils sont prononcés dans une telle situation. C’est un slogan réducteur, caricatural. Ce n’est pas comme cela que l’on règle les problèmes. »

Le patron de l’exécutif corse « condamne fermement les logiques d’exclusion xénophobes » et place beaucoup d’espoir dans « le grand débat de fond » que l’île va engager « avec l’ensemble de la société civile, y compris les représentants des cultes religieux, pour réfléchir à ce que veut dire “être corse” et à la façon dont se construit le “vivre ensemble” ». Il explique que « la Corse a toujours économiquement créé des Corses », prenant l’exemple de la vague d’immigration observée sur l’île à partir des années 1960. À l’époque, les pieds-noirs, méfiants à l’égard des Algériens, avaient fait appel à une importante main-d’œuvre immigrée, essentiellement originaire du Maroc, pour travailler dans les exploitations agricoles.

« L’Arabe pâtit depuis cette époque-là d’un fort ostracisme au sein des populations, explique Serge de Vandepoorte, militant du mouvement de gauche alternative A Manca. Au retour en Corse, après la guerre d’Algérie, les pieds-noirs ont véhiculé un discours qui était ouvertement xénophobe. Il y a ici une présence décomplexée de l’OAS, que l’on retrouve au parti communiste, chez les nationalistes ou dans la droite et la gauche classiques. J’ai connu dans les années 1970 des ratonnades, des choses extrêmement graves qui se passaient dans les quartiers populaires. C’est bien l’Arabe qui était visé. »

 

 

D’autant, il est vrai, que ces travailleurs issus de l’immigration « vivaient à côté de la société, poursuit Simeoni. Leurs enfants n’ont pas été intégrés. Toute la question désormais, c’est de savoir quelles procédures on met en place pour qu’ils le soient. Finalement, la Corse est le reflet d’une situation politique d’ensemble. » Mais ici, reconnaît-il, la « fragilité » est d’autant plus grande que « nous avons des revendications en tant que peuple et que nous sommes minorés par rapport à nos droits et à notre statut ». Nombre de ses anciens compagnons de lutte lui reprochent aujourd’hui d’être « trop tiède ». « La situation est instable et complexe, donc forcément insatisfaisante », souffle-t-il.

Malgré la flagrance des tensions communautaires, Jean-Guy Talamoni croit encore farouchement au principe de « la communauté de destins »,créé par les nationalistes après la guerre d’Algérie, pour affirmer que le « peuple corse » n’avait ni couleur ni origines, mais un destin et une vocation communs à exister par la lutte. « C’est un avantage d’avoir une culture suffisamment forte pour pouvoir intégrer les gens d’une culture extérieure », assure le président de l’assemblée territoriale.

Qu’importe si l’île a vu une recrudescence des actes islamophobes depuis 2015. Qu’importe aussi si l’on voit de nouveau sur les murs des tags « Arabi Fora », aujourd’hui rejoints par quelques « Salafisti Fora [les salafistes dehors] » et « PD Fora », assortis d’un dessin de la Corse et d’une croix catholique. Les élus nationalistes restent persuadés qu’il s’agit là de phénomènes marginaux, qui ne les empêcheront pas de mener à bien leur modèle rêvé. Pour ne pas dire utopique.